- MAC ORLAN
Pierre, Les poissons morts, la
Lorraine, l'Artois, Verdun, la Somme. Paris, Librairie Payot
& Cie, 1917.
Pierre Mac Orlan, une plume acérée ; Gus Bofa, un dessin simple mais
souvent redoutable de dérision : en connaissant les artistes,
c'est ce qui aurait pu être écrit pour résumer leur art. Si dans
l'ensemble ces deux avis sont vrais, y compris pour le présent ouvrage,
ils font preuve aussi de sensibilité. L'association donne en tout cas
un bijou d'humour souvent noir, acide ou critique.
Dès la page de garde, le portrait des deux artistes remet bien dans
l'ambiance : un éclopé et un homme qui promène son chien, rien
d'héroïque. La dédicace de l’ouvrage, puis celle faite dans chaque
chapitre montre que ces textes sont aussi des hommages à des camarades
de misère et parfois tombés au combat.
Les dessins ne sont pas une simple illustration. Ils sont très justes,
alternent entre mise en image d’un lieu, d’une scène et travaux plus
graphiques. Surtout, ils sont rigoureux, montrent les hommes tels
qu’ils sont et non idéalisés, héroïsés. C’est le même constat pour les
décors qui présentent bien les destructions par exemple.
Pierre Mac Orlan et Gus Bofa :
Soldats début 1915 :
Le massacre des rats de nuit :
Fantassins de fin 1915 :
La Somme, 1916
Pierre Mac Orlan nous
présente ses souvenirs de campagne. Il alterne des textes descriptifs
et avec d’autres plus critiques. Dans certains, il a clairement
travaillé le style ce qui rend son texte encore plus ironique,
sarcastique, lui permettant probablement de ne pas tomber sous les
coups de la censure (rappelons que l'ouvrage fut publié en 1917).
Au cours de son récit construit en chapitres thématiques respectant la
chronologie des faits (mais sans continuité), il insère quelques
remarques sur les souvenirs qui montrent le travail de réflexion qu'il
fit sur le témoignage.
« On ne racontera jamais très
bien cette guerre, parce que la mémoire garde mal les traces de cette
vie intense, en somme inimaginable. Une éponge abolit les souffrances
dès que le repos apparaît à l'horizon. Le tir de barrage le mieux réglé
et le plus dur ne laisse qu'un souvenir imprécis chez ceux qui le
traversent. L'essentiel est de le traverser ».
Un peu plus loin, toujours au cœur d'un récit qui n'a rien à voir avec
cette pensée, il note : « Je
pense à toutes ces choses qui m’apparaissent avec le recul de quelques
semaines, déjà très effacées. Dans notre vie de soldat, le passé
s'estompe tout de suite. Quelques îlots verts, dans le désert des
souvenirs que la durée de la guerre uniformise, fixent ça et là la
mémoire, comme des points de repère ».
Ces réflexions (qui datent de 1916) s’adressent au lecteur qui, lui,
n’a rien connu de cette réalité dont il ne peut rien savoir puisque la
presse de l’époque n’en parle pas et les combattants non plus.
Il évoque d’abord les derniers jours de paix passés avec d’autres
artistes en Bretagne, entre balades et recherches d’informations
jusqu’à la mobilisation. La narration de la veille de l’annonce de la
mobilisation dans une salle d’hôtel, entre dessin sur un mur, chants et
émotions, rend cette atmosphère particulière. « Ce
soir là, nous bûmes tard car personne n’était pressé de se trouver dans
la solitude. Ceux qui étaient mariés appréhendaient les minutes
douloureuses devant suivre ».
Ensuite, c’est le départ, l’occasion de parler des rumeurs qui
circulent dans les gares. « Les
histoires les plus invraisemblables trouvent crédit chez des hommes
surexcités, en temps normal raisonnables, et qui savent très bien que
cela ne peut exister ».
Il décrit les envolées patriotiques, le vin, « l’obscénité
est permise et les jeunes filles n’en rougissent pas comme au temps de
paix. On sent que tout est pardonné à ces hommes, dont aucun, à ce
moment, ne pense à la mort, à la guerre ».
Une fois arrivé à Toul, il reste quelques semaines au dépôt (dont il ne
parle pas) avant d’être envoyé en renfort. Il raconte sa première
rencontre avec les obus. Sous une chaleur importante il observe une
grande quantité de poissons morts en passant un pont sur la Moselle.
« Personne ne trouva
d’explication à ce mystère. Nous ne connaissions pas encore la grenade
et ses applications pour la pèche. L’avis que les Allemands avaient
empoisonné les eaux de la Moselle prévalut donc faute de mieux. »
Face à l’inconnu, les hommes cherchent des explications, les rumeurs
naissent. Il intègre une compagnie : « Un
commandant nous inspecta et, après nous avoir répartis dans les
compagnies les plus éprouvées, nous renvoya sur nos pas à Lenoncourt ».
Il rencontre des soldats descendant de la zone des combats et est
surpris : « Je n’avais
jamais vu de peintures militaires pouvant me donner une idée exacte de
ces régiments (…). » Il rencontre ensuite des
connaissances. Il repensa aux poissons « Je
fus peut-être le seul à m’émouvoir de ce fait et à considérer cette
déroute aquatique à la manière d’un conte d’Edgar Allan Poë ».
Il s’agit de la première référence littéraire. Ces références ainsi que
les fréquentes allusions au fantastique montrent que l’auteur est
imprégné de littérature.
Montant en ligne, il s’étonne de la boue sur les effets abandonnés, de
la rouille sur les fusils. Il décrit le premier village détruit, la
marche en avant sans fin : « C’est
la période où le fantassin renifle, remonte son sac toutes les cinq
minutes d’un coup d’épaule, soulève ses cartouchières pleines à
craquer, butte du nez dans le sac de celui qui le précède, et ne pense
plus à rien ».
La découverte du premier cadavre est l’occasion de la première
utilisation importante des figures de style : « une
odeur persistante et doucereuse flotta subitement dans l’azur complice
(…). L’odeur hypocrite persistant (…). C’était un soldat allemand (…)
auréolé d’un quadrille de mouches corsetées d’émeraude ».
Un peu plus loin, il note « la
figure noire aux lèvres abominablement gonflées protestait, dans toute
sa hideur diabolique, contre l’image que nous nous étions créées du
premier mort qu’il nous faudrait raconter ». Elles sont au
service d’une plume pleine de dérision, d’un humour acide et féroce.
Le texte suivant porte sur une surveillance de nuit. Le bataillon part
et marche de nuit. Des lumières sont visibles, des espions ! C’est
l’occasion d’une discussion où un camarade évoque l’exécution d’un
capitaine allemand habillé en hussard et d’une jeune fille qui
indiquait la position des Français avec les aiguilles du clocher. Mais
il est immédiatement pris à parti par un camarade car il ne fait que
répéter sans avoir vu ! « Ainsi
la légende se formait (…) l’imprévu qui doit être la substance même de
l’aventure n’existe que chez les imaginations excessives. Pour les
autres c’est le gouffre des réalités indiscutables, et tôt ou tard
chacun doit tomber dans ce gouffre sans beauté ».
Parmi les anecdotes, il évoque le père Cayatte, jeune garçon de 13 ans
recueilli par le bataillon à Haraucourt. La dédicace à Poulbot est
accompagnée d’un superbe dessin de Bofa imitant justement le style de
Poulbot.
Pendant la Course à la mer, en octobre 1914, il présente les étapes des
combats face à Douai, « les
balles se poursuivent comme des mouches imbéciles »,
les combats, la retraite. De cette période, il n’a que des bribes de
souvenirs et l’explique : « Un chien pleure, très loin, très
loin, toujours à la limite de la réalité ». « Il [un obus] rate la tour, et fusant sur les pavés de
la rue, explose au milieu des hommes surpris, immobilisés par
l’inévitable mort. »
Les problèmes posés par les rats donnent des pages succulentes d’humour
et de dérision. Là, Pierre Mac Orlan s’en donne à cœur joie, sur neuf
pages, ce qui détone un peu avec le reste de l’ouvrage, plus sombre et
noir. Il faut dire que le sujet s’y prête : les rats. Il raconte
dans trois nouvelles la guerre engagée contre eux à
« Villers-aux-Bois ». Le village devient
« Villers-aux-Rats » lors d’une sorte de Saint-Barthélémy.
Une deuxième partie sur le sujet racontent les conseils d’un vieux rat
à un jeune rat. C’est une manière habile de ridiculiser les chasseurs
de rats. Le troisième est une chasse contre un rat qui tourne, dans un
contexte pourtant tragique (combats de l’Artois), au
« merveilleux ».
Les derniers textes sur Carency (Artois en 1915) évoquent d’abord la
prise du Bois 125. L’auteur écrit ses impressions dans la tranchée
allemande capturée. Il utilise alors des analogies avec les
légionnaires ou les coloniaux découvrant des contrées exotiques et
inconnues. Carency pris, il décrit le village, le comparant à
Ablain-Saint-Nazaire : « C’est
la même maison éventrée, la dentelle délicate des toits sans tuiles
(…). Cependant, avec ses vergers fleuris et ravagés, malgré son
martyre, éveille encore, dans une imagination éprise de bucoliques, le
souvenir de son ancienne grâce ».
Après les combats, il raconte la permission en commençant par la
fin : le cafard en revenant. Il aborde ensuite le trajet en train
vers « Paname » et la volonté de « vivre ses huit jours, avec le plus
d’intensité possible ». Il explique l’incapacité à
retranscrire ce que ressentent ces soldats et ce qu’ils vivent :
« Les
soldats combattants ne tiennent pas à raconter des histoires. Ils
savent si bien que ceux qui n’ont pas vu ne peuvent pas toujours les
comprendre ». Il explique le calme dans lequel les hommes
reviennent à l’arrière : « Comme
ils sont partis dignement du front, les soldats y sont revenus avec la
plus grande dignité. Pas de femmes à la gare. Les adieux furent brefs,
ce qu’ils doivent être en pareille circonstance ».
Souchez, septembre 1915, avant l’attaque « les batteries hurlent sans discontinuer
(...) l’air tremble dans un aboiement énorme, continu... ».
Pierre Mac Orlan décrit une forme de gaîté au cantonnement avant
l’attaque, « gaîté
effroyablement tragique qu’il ne faut pas confondre avec l’expression
d’une satisfaction sans borne ».
Il raconte son trajet vers une tranchée capturée et le retour avec un
prisonnier allemand totalement défiguré. Blessé légèrement, il évoque
les longs trajets, la soif et la rencontre inopinée avec son frère la
veille d’une attaque, puis les six jours sans nouvelles.
Avant de partir d’Artois, il explique l’attachement au secteur que les
hommes ont aménagé pendant de longs mois et qu’ils n’aiment pas quitter.
La deuxième grande partie de l’ouvrage est consacrée à Verdun. Le
régiment quitte le secteur et marche vers le nouveau. « Autrefois,
quand nous étions des civils, cette route nous l’avions parcourue en
auto, mais sans la connaître. Ce n’était alors qu’un truchement entre
deux villes. Aujourd’hui, pour nous, soldats de la ligne, c’est un
rosaire dont les arbres sont les graines que nous égrenons pas à
pas ».
Il décrit donc la route, cette marche et finit par « Elles
sont les artères de la nation et nous, les soldats bleus, nous sommes
le sang de ces artères coupées que les tranchées jugulent ».
L’attente de la montée en ligne est une description. Pas de figures de
style, juste la volonté de montrer cette attente, la vie, les
discussions (notamment sur la qualité variable des hommes et des
troupes). Se succèdent ensuite plusieurs textes centrés sur une
personne où la bataille n’est qu’un contexte lointain :
« L’hommage » est centré sur Saint-Malô « Montmartrois
pur sang ». Au Bois de la Caillette, de nombreux hommes sont
victimes de dysenterie et retrouvent Saint-Malô évacué également. Son
agonie est ponctuée d’un délire qui lui fait passer en revue les
blagues de caserne, sa vie d’avant et d’autres histoires militaires.
Dans la nuit retentit un cri « A
vos rangs, fixe ! ».
Les malades s’exécutent avant de comprendre que ce fut la dernière
blague de Saint-Malô. Pierre Mac Orlan continue ensuite avec le
portrait d’un vieux soldat.
La dernière partie sur la Somme est assez courte également. Il continue
sa galerie de portraits avec les souvenirs d’Asie d’un marsouin. Il
quitte ensuite ces échanges pour écrire sur « Ce besoin de s’isoler de la réalité
présente, de l’avenir et du passé, je les retrouve chez tous mes
camarades » dans un texte intitulé « Jardin des
illusions ». « Nous
déchiffrons un gigantesque tableau cubiste, se déroulant jusqu’au
canal, dont l’eau, point encore maquillée, offre tout de même un point
de repère où la raison et l’éducation classique de l’œil peuvent enfin
s’arrêter ».
« Il suffira d’un appel
téléphonique pour déchaîner les horreurs de toute cette machinerie
latente et faire de ce sol de planète en formation, un enfer assez
curieux, semé de geysers putrides et de cratères nauséabonds ».
Il raconte ensuite le parcours et les rencontres suite à ses blessures
aux jambes. Il termine son texte par un très beau « Je comprends pourquoi le paradis est
acquis sans réserve aux soldats morts sur le champ de bataille... »
après avoir regardé « mes
compagnons d’armes, dont les visages durcis par le sommeil révélaient
des souffrances et des souffrances patiemment accumulées ».
Tout en suivant la chronologie de son parcours personnel, de la
mobilisation aux combats de la Somme en 1916 , Pierre Mac Orlan
fait alterner souvenirs de rencontres, souvenirs de moments importants
et réflexions. Son objectif est bien sûr littéraire mais surtout de
facilité de la compréhension de ce que vivent et pensent ces soldats
aux lecteurs qui n’ont pas cette expérience.
Le résultat est un texte d’une grande richesse où l’on passe de moments
à rire franchement, à d’autres beaucoup plus sombres ou qui incitent à
la réflexion. Quand on pense que le texte fut rédigé en 1916 et publié
en 1917, on peut être surpris par la sincérité du texte, par les
aspects abordés et par le fait qu’il n’ait pas été censuré d’une
manière ou d’une autre. Sachant que le style, les thèmes abordés et
même le point de vue sont caustiques, critiques, intelligents,
ré-haussés des dessins de Gus Bofa, c’est un livre à découvrir ou à
relire.
Cet ouvrage est librement consultable sur le site archive.org à cette
adresse :
https://archive.org/details/lespoissonsmorts00maco
Site consulté le 5 mars 2018.
Mise en ligne de la page : 8 avril 2018. |